
MERCI ELEANOR ROOSEVELT
Pourtant, employer l’expression « droits de l’Homme » n’était pas une fatalité. En 1948, les Nations Unies se réunissent pour discuter des valeurs communes qu’elles veulent adopter. Le 10 décembre, elles leur donnent un titre en anglais. Eleanor Roosevelt, seule femme présente dans la salle, fait pression : hors de question de parler de « Man Rights ». À la place, on choisit the Universal Declaration of Human Rights. Traduite en 500 langues – ce qui en fait le document le plus traduit du monde – la déclaration devient celle des « droits de l’Homme », en français.
Alors, pourquoi les Français ont-ils délibérément masculinisé un terme neutre dans sa langue d’origine? Un parti pris d’autant plus curieux que la plupart des autres langues s’en sont tenues au mot « humain ». En espagnol, on a préféré « derechos humanos » à « derechos del hombre ». De même, l’italien a choisi « diritti umani » et non « diritti dell’uomo ».
Je me souviens avoir posé la question à un professeur d’histoire, des années après le « parce que c’est comme ça » de l’enseignante excédée. Sûr de lui, il avait répondu : « en France, nous avions déjà la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : les Français étaient habitués à l’expression ». Une réponse discutable quand on sait que le texte en question garantissait surtout les droits des hommes, et pas franchement ceux des femmes (après tout, elles n’avaient pas le droit de vote ni celui d’être élues). Une inégalité si flagrante qu’une certaine Olympe de Gouges la dénonce deux ans plus tard en publiant sa Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne.
QUAND JE SERAI GRANDE, JE SERAI PEINTRESSE
Plus récemment, en France, on m’a rappelé la fameuse règle du masculin qui l’emporte sur le féminin. Il faudrait parler des « droits de l’Homme » pour la même raison qu’une femme médecin est un docteur, ou qu’une femme qui écrit est un auteur. Le problème : cette règle n’existait pas avant le 17è siècle. Jusqu’à ce que l’Académie française ne s’en mêle, une femme pouvait être autrice, professeuse, poétesse, peintresse ou médecine.
Ces noms de profession féminisés ont-ils disparu pour des raisons politiques? Sans doute. Dans un système profondément sexiste, les réformateurs de l’Académie française – qui sont restés « entre hommes » jusqu’en 1980 et qui ne comptent encore que 4 femmes sur 40 « Immortels » – auraient considéré qu’il était assez logique de masculiniser les noms des professions considérées comme prestigieuses. Pas de problème pour celles qui l’étaient moins, elles ont pu garder leur caractère féminin. Ainsi, une boulangère a pu rester boulangère. [Notons que chez URBANIA, on adore le pain. On considère que la boulangerie est l’un des domaines les plus nobles qui soient.]
Mais dans le fond, est-ce un problème de parler des droits de l’Homme si les droits de tous sont garantis pareil? Oui, répondent les intellectuels qui militent pour éradiquer le terme « Homme » de la déclaration de 1948. De fait, un tel terme véhicule des clichés, donne priorité à l’homme sur la femme, et invisibilise cette dernière. Un sondage réalisé en France en 1998 montre que dans l’imaginaire collectif, l’expression « Les droits de l’Homme » renvoit d’abord aux droits des hommes, et pas des femmes, donc. Un argument suffisant pour rappeler à la France qu’une langue n’est pas seulement un outil de communication, mais peut aussi, à l’occasion, être un outil d’inclusion… ou d’exclusion.